Nouvelles approches pour systèmes anciens: entretien avec Leroy Hood Understand article

Traduit par Camille Ducoin. Leroy Hood, dans un entretien avec Marlene Rau, Anna-Lynn Wegener et Sonia Furtado raconte son engagement de longue date pour les méthodes innovantes d’enseignement des sciences, et comment il devint connu comme le père de la biologie des systèmes.

Leroy Hood expliquant la
biologie des systèmes

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“Les étudiants détestent l’enseignement didactique, ils détestent écouter les cours, ils détestent qu’on leur présente les faits. Ce qu’ils aiment, surtout les plus jeunes, c’est s’impliquer, faire des choses avec les mains.”

Avec cette idée en tête, Leroy Hood, un homme qui entre en action lorsqu’il décide de changer le monde, entreprit de changer la façon d’enseigner les sciences dans toutes les écoles de Seattle. “Une science avec les mains, basée sur l’investigation, c’est cela que nous voulions mettre en place quand nous sommes venus ici en 1992w1. Notre première tâche fut de convertir toutes les écoles primaires de Seattle – soit 23000 élèves et 1100 enseignants – à cette approche. Pendant une période de cinq ans, nous nous sommes consacrés à une série d’ateliers offrant aux enseignants 100 à 150 heures de formation, apportant à la fois méthode et substance. Il faut vraiment les deux: si on ne fait que de beaux discours sans contenu concret, cela n’avance à rien. Nous avons probablement atteint 90 à 95% des enseignants, et cela a réellement transformé la façon de penser l’enseignement dans le système éducatif. Ensuite, nous avons fait la même chose au niveau collège, avec un nouveau financement. Nous aurions continué avec les lycées, mais ce dernier financement a été obtenu juste au moment où Bush est devenu président; comme il a supprimé tous les fonds pour l’éducation, nous avons dû nous occuper des lycées de façon plus partielle.”

Ces ateliers fournissaient aux enseignant des kits qu’ils pouvaient utiliser en classe, ainsi que les connaissances pour les employer. “L’un des kits permettait de découvrir en quoi consiste le principe d’Archimède. Il fallait faire construire aux élèves des bateaux de différentes formes, et trouver la relation entre la forme du bateau et son enfoncement dans l’eau. Encore plus important, les enseignants devaient comprendre réellement la science: la gravité de l’eau, son déplacement, les forces de flottaison… Aux États-Unis, la plupart des enseignants ont très peu de bases en science; à l’école primaire, seuls 3 à 4% des enseignants ont suivi un cours de science. Comme à ce niveau il n’y a qu’un enseignant par classe, beaucoup d’élèves ne recevaient jamais d’enseignement de science avant que nous n’entreprenions cette formation.

Une des forces du projet était de se centrer sur les enseignants comme membres de la communauté scientifique, au lieu de les considérer comme extérieurs. “Ils appréciaient vraiment que nous les traitions comme des collègues, comme une partie importante de la communauté scientifique, avec deux rôles. L’un est de catalyser l’intérêt pour la science des élèves qui en ont le goût et la capacité. L’autre rôle, encore plus important, est de donner aux citoyens de demain une éducation en science, pour qu’ils entrent dans la société mieux informés sur ces choses, bonnes ou mauvaises, pour qu’ils puissent y porter un regard beaucoup plus factuel et juger par eux-mêmes. Cette vision a vraiment renouvelé l’intérêt des enseignants pour la science, comprise comme partie d’une communauté plus large; et cela s’est reflété dans leur façon d’enseigner la science aux enfants.”

Le succès du projet vient en grande partie des partenariats mis en place. “Pour réaliser cela, nous avions vraiment besoin de collecter beaucoup de fonds. Nous avons donc créé des partenariats avec Boeing, Microsoft et beaucoup d’autres entreprises, ce qui nous a servi de levier pour obtenir des ressources considérables pour les écoles. Il était important d’avoir les moyens de construire un modèle qui ait un impact réel. L’objectif ultime de ces programmes est bien sûr d’avoir des conséquences durables: grâce l’impact du travail effectué, nous voudrions persuader le système scolaire de commencer à consacrer des fonds à cette approche. Cela a déjà démarré dans certaines écoles de Seattle.”

Hood et son équipe se déplacent maintenant à travers l’état, attirant les meilleurs enseignants et personnels éducatifs à des ateliers sur leur approche. Le but est que les participants propagent ensuite ces changements dans leurs propres communautés. “Nous avons recruté six enseignants de science vraiment excellents, qui font maintenant cela à plein temps. Ce sont des gens qui peuvent faire de la science, et qui savent vraiment enseigner. C’est important, car les gens comme moi sont très forts avec la partie scientifique, mais n’ont jamais eu affaire à la réalité d’une classe de CP ou de lycée.

“Par exemple, dans un des lycées, nous avons mis en place deux modules d’enseignement de la biologie des systèmes. La biologie des systèmes se rapporte entièrement à la compréhension des réseaux: ainsi, l’enseignant commence par dessiner un réseau de tous les jeunes qui ont un téléphone portable dans la classe, et de tous les numéros qu’ils peuvent appeler automatiquement. Ensuite, les élèves s’assoient et comprennent: ‘oh, ce sont les connexions’, et ils voient bien ce qui se passerait si l’on supprimait ces connexions. C’est vraiment un moyen simple de se rendre compte que la biologie utilise l’information exactement de la même façon, et ils le comprennent tout de suite.”

Mais qu’est-ce que la biologie des systèmes, au juste?

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“Pour moi, la biologie des systèmes est une tentative pour aborder la biologie d’un point de vue holistique plutôt qu’atomiste. La seule façon de comprendre les merveilles des propriétés émergentes d’un système est de définir ses composants et leurs interactions, et de regarder comment ils évoluent en réponse à des stimuli qui activent le système tout entier. Vous créez un modèle qui pourrait expliquer le système; vous formulez des hypothèses; puis vous les testez en perturbant le système, et en vérifiant si les effets correspondent à vos prédictions. Ce n’est jamais le cas au début, alors il faut s’y prendre de façon cyclique. On n’atteint jamais une compréhension ultime, mais on obtient des modèles de plus en plus prédictifs.”

Au début, cette approche n’a pas été accueillie avec enthousiasme par les autres domaines.

“Même quand nous avons démarré l’Institut pour la Biologie des Systèmes (voir encadré) en 2000, il y avait un énorme scepticisme. C’est exactement ce qui est arrivé quand la biologie moléculaire a fait intrusion dans la biochimie. Beaucoup d’écoles, décidant que la biologie moléculaire était balbutiante et triviale, sont restées focalisées uniquement sur la biochimie, pendant que d’autres se convertissaient à cette nouvelle discipline. Ceux qui ont fait ce choix sont maintenant au premier plan de la communauté des biologistes. Mais cela ne veut pas dire que l’ancienne science est mauvaise. La biochimie est importante, la biologie moléculaire aussi. Aujourd’hui, nous voyons qu’il est important de considérer les deux en une approche intégrée. Il faut évoluer avec son temps.

Max Delbrück
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l’image: Wikimedia Commons.

Bien que la création du terme ‘biologie des systèmes’ soit attribué à Hood, c’est le commentaire d’un collègue qui l’a conduit à cette approche.

“Au début des année 80, mon laboratoire était juste à côté de celui de Max Delbrück [un biophysicien allemand lauréat du prix Nobel (1906-1981)w2]. À cette époque, c’était l’immunologie moléculaire qui m’intéressait vraiment. Max m’a dit plusieurs fois: ‘Tu ne comprendras jamais comment fonctionne l’immunologie en étudiant un seul gêne ou une seule protéine à la fois’ – il ne l’a pas dit exactement comme cela, mais c’était l’idée. Et je répondais: ‘Ecoute, nous sommes en train de démêler les mystères de la diversité des anticorps; c’est fantastique, et c’est en pleine évolution.’ Sa réponse était: ‘Non, pas vraiment! Les vraies questions en immunologie sont la réponse immunitaire, la tolérance, l’auto-immunité. Nous ne comprenons rien à ces choses-là.’ J’ai réalisé qu’il avait raison, et j’ai commencé à y réfléchir – c’est alors que j’ai vraiment commencé à penser à la biologie des systèmes.

“J’ai commencé à employer ce terme à la fin des années 80. En 1990, dans ‘Le code des codes’, je ne me rappelle pas si j’ai utilisé le terme, mais j’ai écrit une description parfaite de ce que nous appelons aujourd’hui la biologie des systèmes.”

Si l’on remonte plus loin dans le temps, les premiers contacts de Hood avec la science semblent l’avoir prédestiné à s’intéresser aux réseaux et aux systèmes complexes: “Mon père était ingénieur électricien. Il voulait que je devienne ingénieur, moi aussi, mais je n’aimais pas l’ingénierie. Il aimait malgré tout que j’assiste aux cours qu’il donnait, et j’ai fini par en apprendre beaucoup sur les circuits et les réseaux.

Une autre influence importante fut celle de mon professeur de chimie au lycée. Pendant mon année de terminale, il m’a proposé d’aider à enseigner le cours de biologie de la première année de lycée. J’ai dit que je le ferais si je pouvais m’appuyer sur la revue ‘Scientific American’ pour les cours, et il a accepté. C’était en 1956; il y avait dans ce magazine le fameux article sur la structure de l’ADN, et en le lisant je pensais: ‘Ouah, c’est vraiment super! Voilà le genre de choses que je voudrais faire’. D’un autre côté, mon grand-père s’occupait d’un camp d’été de géologie pour les étudiants de l’université, dans les Beartooth Mountains du Montana; j’ai travaillé là bas, et j’ai suivi des cours avec eux. Cela m’a mis en contact pour la première fois avec des scientifiques; c’était une opportunité incroyable. A ce moment-là, j’envisageais d’étudier la géologie, mais cet article du ‘Scientific American’ m’a finalement orienté vers la biologie. L’autre tournant décisif a été quand ce même professeur de chimie m’a dit: ‘C’est à Caltech que tu devrais aller’.

Ainsi Hood partit étudier à w3 pour devenir scientifique; par la même occasion il apprit beaucoup de choses sur l’enseignement.

Richard Feynman
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l’image: Wikimedia Commons

“Caltech a été une source d’inspiration incroyable pour moi. J’ai eu Richard Feynman [physicien américain lauréat du prix Nobel, qui participa à la mise au point de la bombe atomique (1918-1988)w4] comme professeur de physique en première année. Avec des enseignants comme lui, qui présentaient presque tout d’un point de vue conceptuel, j’ai pu voir que cette approche donne aux étudiants le cadre pour assimiler tous les détails qu’ils veulent, sans perdre de vue les questions profondes, fondamentales, sur les concepts. Ainsi, quand j’ai enseigné aux étudiants de Licence [undergraduate] à Caltech, j’ai inventé des jeux où ils pouvaient appliquer les principes qu’ils avaient appris dans un contexte complètement différent. Pour l’immunologie, j’ai conçu un jeu où les étudiants devaient analyser un éléphant martien. Je leur présentais un tas de données expérimentales sur la façon dont l’animal répondait aux agents infectieux et autres; en partant des principes fondamentaux, ils devaient en déduire les mécanismes de base de l’ensemble des anticorps martiens, qui étaient complètement différents de ceux que l’on trouve sur Terre.

“Les étudiants adorent ce genre de choses. Certains m’ont écrit 20 ou 40 ans plus tard pour me dire qu’ils n’ont jamais oublié ces jeux. De même, on peut utiliser des jeux vidéos en les peuplant d’informations sur la biologie, cela peut être très intéressant.”

Quel sujet Hood choisirait-il s’il devait écrire un livre sur le point fort de sa carrière? Pour quelqu’un qui a passé sa vie à créer et défendre des approches innovantes pour la science, l’enseignement et la médecine, la réponse de Hood n’est peut-être pas surprenante: il écrirait sur les façons de provoquer le changement.

Beartooth Mountains,
Montana

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“J’en sais long sur comment faire changer les choses – j’ai vécu différentes expériences, et dans chaque cas j’ai dû m’y prendre différemment. Prenons par exemple tous ces instruments que nous avons développés quand j’étais à Caltech et un peu plus tard: pour réaliser cela, j’ai dû fonder une compagnie appelée ‘Applied Biosystems’ [Biosystèmes Appliqués], qui commercialisait ces instruments. Ensuite, quand j’ai essayé de démarrer un nouveau département de biologie interdisciplinaire à Caltech, les biologistes ont refusé; j’ai donc dû partir pour le fonder à l’Université de Washington, avec l’aide de Bill Gates. Ensuite, il y a eu l’Institut pour la Biologie des Systèmesw5; j’ai essayé de le faire à l’Université, je n’ai pas pu, alors je suis parti pour le démarrer. C’est la meilleure chose que j’aie jamais faite: pouvez-vous imaginer quelqu’un, dans une université, signant un contrat avec le gouvernement du Luxembourg? Cela n’arriverait pas une fois en un million d’années! Je crois que toutes ces choses ont été mes expériences les plus intéressantes. Je veux dire, j’ai aimé faire de la science, et j’aime toujours cela; mais ce qui me passionne aussi, c’est d’agir pour que la science se réalise.”

Finalement, qu’est-ce qui stimule cette persitance, cette persévérance à affronter les obstacles? Selon Hood, un mélange d’entêtement provincial et de confiance en soi.

“Je pense que cela vient d’avoir été élevé dans le Montana. J’ai grandi dans un petit endroit rural, où l’on avait beaucoup la mentalité ‘Tu peux réaliser tout ce que tu veux’. Et puis, c’est une simple question de confiance en soi. Si vous avez une idée en tête et pensez vraiment avoir raison, ne vous occupez pas des sceptiques – foncez et faites-le. Ma carrière n’a fait que suivre ce processus naturel d’évolution. Je ne peux pas dire qu’en 1980 j’avais des plans bien établis à long terme, mais à chaque étape je savais toujours exactement où je voulais aller ensuite, et cela m’a toujours guidé vers l’étape suivante. Et bien sûr, cela aide d’avoir du succès. Cela ne fait jamais de mal.”

Leroy Hood

Le Dr. Leroy Hood est un scientifique américain s’intéressant à l’immunologie, à la biotechnologie et à la génomique; mais l’aspect le plus marquant de sa carrière aura été l’innovation. Son parcours a débuté au Caltechw3, où il fut un pionnier de l’utilisation d’instruments tels que le séquenceur d’ADN. Cet outil a révolutionné la génomique en permettant un séquençage rapide et automatique, et a joué un rôle crucial dans la cartographie du génome humain. Plus tard, Hood fonda le département interdisciplinaire de biotechnologie moléculaire à l’Université de Washington; il quitta ensuite ce poste pour co-fonder l’Institut de Biologie des Systèmesw5 à Seattle, dans le but d’expérimenter de nouvelles approches en biologie et en médecine. Hood explore actuellement une approche de la médecine et des maladies en terme de systèmes. Il a récemment établi un partenariat avec le gouvernement du Luxembourg, qui, espère-t-il, conduira à la création d’une clinique de démonstration pour une approche innovante de la médecine.

Hood a publié plus de 600 articles scientifiques, et reçu 14 brevets; il est le co-auteur de manuels de biochimie, immunologie, biologie moléculaire, et génétique; il termine actuellement un manuel sur la biologie des systèmes. Il est aussi co-auteur d’un livre grand public sur le projet de séquençage du génome humain, ‘Le code des codes’, avec Dan Kevles.


References

  • Kevles DJ, Hood L (1990) The Code of Codes. Scientific and Social Issues in the Human Genome Project. Harvard, US: Harvard University Press

Web References

Resources

Review

Cet article stimulant, qui aborde plusieurs sujets intéressants, peut être utilisé en classe comme base de discussion pour les questions suivantes (entre autres):

  • Voyez-vous des sujets de biologie enseignés séparément, qu’il serait plus cohérent de traiter de façon intégrée?
  • Comment suggéreriez-vous de les relier entre eux?
  • Cela vous aiderait-il de relier des idées d’un sujet à l’autre?
  • Quels sont les développements vraiment importants en biologie des systèmes aujourd’hui?

Devon Masarati, Royaume-Uni

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