Les neutrons au service des technologies quantiques de demain : études des pérovskites en couches Understand article
Texte adapté à partir d’un article de l'ILL
Comment les scientifiques élaborent-ils les matériaux des ordinateurs de demain ? Découvrez les propriétés magnéto-électriques rares des pérovskites en couches.
Le stockage et l’analyse d’immenses quantités de données sont devenus essentiels dans de nombreux domaines de recherche – de la médecine à la climatologie en passant par l’économie – surtout lorsqu’il s’agit de prédire le comportement de systèmes complexes. Le calcul quantique (voir Quantum computing: is quantum mechanics the next computing superpower?) pourrait être la prochaine rupture dans l’évolution des systèmes informatiques, nécessitant de nouveaux matériaux pour gérer et stocker de très gros volumes de données. C’est indéniable, le développement de systèmes de stockage d’information et performants représente un défi majeur pour l’avenir des technologies de l’information.
Il est donc nécessaire d’étudier de nouveaux matériaux et de nouveaux états de la matière susceptibles d’offrir des solutions pour le stockage et la transmission des données, ainsi que pour la conception d’ ordinateurs quantiques. C’est précisément le cas des pérovskites, qui ont été largement étudiées par les scientifiques en raison de leurs propriétés magnéto-électriques singulières. Dans cet article, nous présentons les pérovskites et les récentes grandes découvertes concernant leurs propriétés uniques.[1]
Que sont les perovskites ?
À l’origine, la pérovskite était le nom d’un minéral découvert pour la première fois en 1839 par Gustav Rose dans les montagnes de l’Oural, et nommé en l’honneur du minéralogiste russe Lev Perovski (1792-1856). Elle est composée de calcium, de titane et d’oxygène, sa formule chimique est CaTiO3. Aujourd’hui, le terme pérovskite désigne tous les matériaux ayant la même structure cristalline que celle du CaTiO3 : une structure cristalline de type « ABO3 » où A est un métal de terre rare, B un métal de transition et O l’oxygène. Les pérovskites peuvent également être stratifiées avec une alternance de couches : la structure ABO3 est alors séparée par de fines feuilles d’autres matériaux ; on appelle ces dernières des pérovskites en couches.
Selon les éléments présents, la structure des pérovskites peut passer d’une forme cubique à des formes plus complexes (d’une forme très symétrique à une forme de plus faible symétrie), et une variété impressionnante de propriétés intéressantes et intrigantes peut en découler. Leur structure ajustable et leur composition chimique flexible, confèrent aux pérovskites des propriétés uniques. Ce sont donc des candidats prometteurs pour de nombreuses applications, au cœur de piles à combustible, ou de dispositifs de stockage de données. L’une de ces propriétés est le comportement multiferroïque, que nous présenterons ci-dessous.

Images: À gauche : Rob Lavinsky/Wikipedia, CC BY-SA 3.0. À droite : San Ping Jiang/Electrochem. Energy Rev.
De minuscules aimants en spirale
Les matériaux multiferroïques magnéto-électriques possèdent des propriétés électriques et magnétiques particulières : ils combinent la ferroélectricité (caractérisée par une polarisation électrique nette) et des propriétés magnétiques (provenant des moments magnétiques de leurs atomes, qui dépendent à leur tour des états quantiques des électrons). Dans certains matériaux multiferroïques, les propriétés électriques et magnétiques sont fortement liées (les scientifiques disent qu’elles sont « couplées »). Un exemple typique est l’ordre magnétique spiral : les moments magnétiques des atomes voisins s’organisent selon un motif en spirale, qui à son tour est capable de créer des dipôles électriques.

Image: Jiahao et al./Newton
Les ordres magnétiques et électriques couplés permettent d’agir sur les propriétés magnétiques à l’aide d’un champ électrique, et inversement, d’agir sur les propriétés électriques à l’aide d’un champ magnétique. En particulier, l’utilisation d’un champ électrique pour agir sur l’ordre magnétique – par exemple, pour changer l’état d’un bit dans un dispositif de stockage de données – est beaucoup moins énergivore que l’utilisation d’un champ magnétique, or c’est avec cette seconde option couteuse en énergie que fonctionnent de nombreux appareils électroniques actuels. De plus, de tels matériaux sont généralement moins volatils (moins perturbés par les champs magnétiques externes), ce qui accroît la stabilité de la mémoire. Les matériaux multiferroïques couplés sont donc des matériaux prometteurs pour les nouveaux dispositifs de stockage de données.
Les matériaux multiferroïques spiraux sont rares. En effet, de telles propriétés n’apparaissent qu’avec des configurations, des arrangements et des orientations très spécifiques des atomes dans un cristal. Dans la plupart des matériaux multiferroïques, cet ordre caractéristique ne se produit qu’à de très basses températures, généralement inférieures à 50 K. (soit -223°C). Pour atteindre de si basses températures, on utilise habituellement des liquides cryogéniques, tels que l’azote ou l’hélium liquides. Ces substances, gazeuses à température et pression ambiantes, deviennent liquides à des températures extrêmement basses où la plupart des matériaux sont solides. Pour les systèmes informatiques, cette contrainte est rédhibitoire. Qui voudrait submerger son PC dans de l’azote liquide pour l’utiliser ? Un enjeu majeur de la recherche est donc d’identifier des matériaux capables d’adopter un tel comportement à température ambiante, ou à des températures plus accessibles pour les équipements.
Rester « cool » à haute température
La pérovskite en couches YBaCuFeO₅ est un exemple peu commun aux propriétés magnétiques et électriques couplées à température ambiante et au-dessus. Elle est donc prometteuse pour diverses applications. Y est le symbole chimique de l’yttrium, un élément que vous ne connaissez peut-être pas. Pouvez-vous le trouver dans le tableau périodique ? L’yttrium est une terre rare (TR) difficile à obtenir, mais aux nombreuses utilisations critiques, notamment dans les smartphones. Le comportement multiferroïque de YBaCuFeO₅ avait été établi lors d’études précédentes par différentes équipes de recherche jusqu’à 350 K (environ 77°C). Cependant, la nature exacte de la structure magnétique n’était pas clairement connue, laissant l’origine de cet intrigant comportement magnéto-électrique inexpliquée.
Les théoriciens ont suggéré un mécanisme (appelé « ordre spiral par désordre ») qui pourrait expliquer la raison pour laquelle l’ordre magnétique spiral présumé était préservé à des températures étonnamment élevées. Il n’existait pourtant pas de données concluantes pour confirmer l’existence d’un ordre spiral dans ces matériaux ; un état de connaissance peu idéal pour développer des applications basées sur ce matériau ! Les résultats disponibles, [2] obtenus avec des échantillons polycristallins par des mesures de diffraction de neutrons sur poudre, étaient compatibles avec un ordre spiral, mais aussi avec d’autres types d’arrangements qui n’auraient pas produit de ferroélectricité. Une étude visant à démêler les différentes possibilités était nécessaire, et elle a été récemment réalisée avec succès par une équipe de scientifiques qui ont utilisé des neutrons pour explorer le matériau plus en détail. [1]

Image issue de la Réf. [1]
Percer les mystères des pérovskites grâce aux neutrons
Les neutrons, avec les protons, forment le noyau des atomes. Les neutrons ont une charge électrique de 0 et un spin de 1/2. Le spin est une propriété intrinsèque des particules, au même titre que la masse ou la charge. C’est une forme de moment angulaire, qui décrit les propriétés d’un objet en rotation. Grâce à leur spin, les neutrons possèdent un moment magnétique – ils se comportent comme de minuscules aimants. Cette propriété est exploitée pour sonder la matière lors des expériences de diffusion de neutrons.

© ILL
En complément d’autres outils de caractérisation de la matière, tels que les rayons X et la résonance magnétique nucléaire, la diffusion de neutrons apporte une contribution inestimable à notre compréhension des matériaux et des processus se déroulant à différentes échelles de temps et de taille. Les neutrons possèdent des propriétés uniques : ce sont comme de minuscules aimants (en raison de leur spin et de leur moment magnétique) qui interagissent avec les champs magnétiques générés par les électrons non appariés dans les matériaux. Ainsi, la diffusion de neutrons est un outil puissant pour étudier le comportement magnétique d’un échantillon de materiau au niveau atomique.

© ILL
ILL
Les expériences de cette étude ont été réalisées à l’Institut Laue-Langevin (ILL) à Grenoble (France). L’ILL est une installation européenne unique, qui fournit les faisceaux de neutrons les plus intenses au monde à plus de 40 instruments de diffusion de neutrons. Des scientifiques du monde entier viennent à l’ILL pour mener des expériences de pointe dans une variété de domaines scientifiques et technologiques.

© Laurent Thion/ILL
Pour distinguer les différentes structures magnétiques possibles suggérées par les résultats précédents, il a été nécessaire d’utiliser des techniques expérimentales capables de déterminer l’information magnétique avec une bien plus grande précision. Deux stratégies ont été essentielles pour y parvenir. La première a été de remplacer les échantillons de poudre polycristalline par des monocristaux de haute qualité – où existe un ordre à longue portée et où l’orientation des atomes et des plans est connue sur l’ensemble de l’échantillon. Bien que la diffraction neutronique sur des échantillons de poudre (polycristallins) permette une caractérisation structurale rapide, efficace et complète des matériaux, la diffraction sur monocristaux, malgré la nécessité d’échantillons plus grands (et difficiles à produire), est plus appropriée lorsque des informations très détaillées sont requises.

Image fournie par l’auteur.
La deuxième stratégie décisive fut l’utilisation de neutrons dits « polarisés » : tous leurs spins sont alignés dans la même direction. Ainsi, les chercheurs connaissent l’état de polarisation initial du faisceau de neutrons qui traverse l’échantillon. Ils observent également la polarisation des neutrons diffusés par l’échantillon. Après l’interaction des neutrons avec l’échantillon, leur polarisation change. En comparant les deux états, les chercheurs peuvent tirer des conclusions précises sur l’interaction des neutrons avec l’échantillon, et ainsi étudier les propriétés magnétiques du matériau.
En combinant ces deux stratégies et en réalisant des mesures détaillées (plusieurs instruments différents de l’ILL ont été nécessaires), l’équipe a pu déchiffrer la structure magnétique complexe de la perovskite en couche.

Image issue de la Réf. [1]
Leurs découvertes ont confirmé que l’ordre magnétique dans le cristal de YBaCuFeO5 est spiralé et que les propriétés électriques et magnétiques sont effectivement liées. Il est important de noter que ces connaissances s’appliquent également aux perovskites chez lesquelles un ordre similaire a été observé précédemment bien au-dessus de la température ambiante dans des échantillons en poudre.
De telles études sur les propriétés des matériaux et leur origine à un niveau fondamental sont essentielles pour le développement de matériaux destinés aux appareils numériques de pointe. Elles démontrent également la puissance des neutrons comme outil idéal pour comprendre les propriétés magnétiques à l’échelle nanométrique.
Remerciements
Les cristaux ont été cultivés et caractérisés à l’Institut de Ciència de Materials de Barcelona (ICMAB-CSIC, Espagne). Leur structure magnétique a ensuite été analysée de manière approfondie avec des neutrons à l’ILL en utilisant les instruments Orient Express, Cyclops, D9, D10 et D3. L’autrice de cet article remercie chaleureusement les scientifiques à l’origine de cette publication: Arnau Romaguera et José Luis García-Muñoz, de l’ICMAB-CSIC, ainsi que J. Alberto Rodríguez-Velamazán, Oscar Fabelo et Navid Qureshi, de l’ILL. Elle remercie tout particulièrement J.A. Rodríguez-Velamazán pour son aide et ses explications claires.
References
[1] Romaguera A et al. (2024) Evidence of high-temperature magnetic spiral in YBaCuFeO5 single-crystal by spherical neutron polarimetry. Communications Materials 5: 273. doi: 10.1038/s43246-024-00710-1
[2] Morin M et al. (2015) Incommensurate magnetic structure, Fe/Cu chemical disorder, and magnetic interactions in the high-temperature multiferroic YBaCuFeO. Physical Review B 91: 64408. doi: 10.1103/PhysRevB.91.064408
Resources
- Explorez les propriétés uniques des neutrons et leurs applications variées dans la recherche.
- En savoir plus sur les terres rares et leur importance dans la société actuelle.
- Découvrez l’yttrium
- En savoir plus sur les éléments chimiques présents dans un smartphone grâce à cet article captivant et à son infographie fantastique.
- Renseignez vous sur l’informatique quantique et comment elle transformera notre façon de stocker et de traiter les données à l’avenir : Schneider K, Marco F, Čeprkalo-Simić V (2025) Quantum Computing: The Cutting-Edge Technology of the Future. Science in School 73.
- Découvrez comment un appareil simple peut créer une puissante solution stérilisante à partir de l’air, de l’eau et de l’électricité : Barth N (2025) The power of plasma: turning water into an eco-friendly disinfectant. Science in School 71.
- Apprenez comment les rayons cosmiques provenant de l’espace peuvent affecter l’électronique sur Terre : ILL (2023) What does particle physics have to do with aviation safety?. Science in School 62.
- Découvrez comment les « tempêtes » magnétiques pourraient nous aider à obtenir un stockage de données meilleur et plus rapide : Chandran A (2023) Information revolution: how ultra-short bursts of light could help us improve data storage. Science in School 62.
- Explorez comment différentes longueurs d’onde de lumière peuvent révéler des informations cachées dans les peintures : Giannakoudaki K, Chatzisavvas G (2025) Shedding light on a Picasso. Science in School 72.
- Construisez un canon de Gauss pour modéliser l’accélération linéaire et la spallation : Lewis J, Michalak L (2024) Build a linear accelerator model. Science in School 67.
- Apprenez comment les physiciens étudient des objets très petits et très grands : Akhobadze K (2021) Exploring the universe: from very small to very large. Science in School 55.
- Essayez cette activité de jeu de rôle pour comprendre comment les projets de recherche sont financés et l’importance de la recherche fondamentale : McHugh M (2022) What is it good for? Basic versus applied research. Science in School 55.
- Laissez-vous inspirer par le spectacle scientifique « Détectives de Particules » pour apporter plaisir et fascination dans votre classe : Gregory M, Horvat AK (2024) Particle Detectives: boldly bringing particle physics outreach to new frontiers. Science in School 68.