Les neutrons au service des technologies quantiques de demain : études des pérovskites en couches Understand article

Texte adapté à partir d’un article de l'ILL

Comment les scientifiques élaborent-ils les matériaux des ordinateurs de demain ? Découvrez les propriétés magnéto-électriques rares des pérovskites en couches.

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Image: Tim Reckmann/ ccnull.de, CC-BY 2.0

Le stockage et l’analyse d’immenses quantités de données sont devenus essentiels dans de nombreux domaines de recherche – de la médecine à la climatologie en passant par l’économie – surtout lorsqu’il s’agit de prédire le comportement de systèmes complexes. Le calcul quantique (voir Quantum computing: is quantum mechanics the next computing superpower?) pourrait être la prochaine rupture dans l’évolution des systèmes informatiques, nécessitant de nouveaux matériaux pour gérer et stocker de très gros volumes de données. C’est indéniable, le développement de systèmes de stockage d’information et performants représente un défi majeur pour l’avenir des technologies de l’information.

Il est donc nécessaire d’étudier de nouveaux matériaux et de nouveaux états de la matière susceptibles d’offrir des solutions pour le stockage et la transmission des données, ainsi que pour la conception d’ ordinateurs quantiques. C’est précisément le cas des pérovskites, qui ont été largement étudiées par les scientifiques en raison de leurs propriétés magnéto-électriques singulières. Dans cet article, nous présentons les pérovskites et les récentes grandes découvertes concernant leurs propriétés uniques.[1]

Que sont les perovskites ?

À l’origine, la pérovskite était le nom d’un minéral découvert pour la première fois en 1839 par Gustav Rose dans les montagnes de l’Oural, et nommé en l’honneur du minéralogiste russe Lev Perovski (1792-1856). Elle est composée de calcium, de titane et d’oxygène, sa formule chimique est CaTiO3. Aujourd’hui, le terme pérovskite désigne tous les matériaux ayant la même structure cristalline que celle du CaTiO3 : une structure cristalline de type « ABO3 » où A est un métal de terre rare, B un métal de transition et O l’oxygène. Les pérovskites peuvent également être stratifiées avec une alternance de couches : la structure ABO3 est alors séparée par de fines feuilles d’autres matériaux ; on appelle ces dernières des pérovskites en couches.

Selon les éléments présents, la structure des pérovskites peut passer d’une forme cubique à des formes plus complexes (d’une forme très symétrique à une forme de plus faible symétrie), et une variété impressionnante de propriétés intéressantes et intrigantes peut en découler. Leur structure ajustable et leur composition chimique flexible, confèrent aux  pérovskites des propriétés uniques. Ce sont donc des candidats prometteurs pour de nombreuses applications, au cœur de piles à combustible, ou de dispositifs de stockage de données. L’une de ces propriétés est le comportement multiferroïque, que nous présenterons ci-dessous.

Photo of a mineral cluster consisting of black cubic shapes. Right: Molecule structure showing a purple sphere in the centre labelled A. Eight identical octahedra are placed around the purple sphere, touching at the vertices. At each vertex is a yellow sphere labelled O, and the centres of the octahedra contain blue spheres labelled B.
À gauche Cristaux de pérovskite (CaTiO3). À droite : Une structure de pérovskite typique avec la formule chimique générale ABO3 ; pour la pérovskite originelle, A = calcium, B = titane, O = anions oxygène.
Images: À gauche : Rob Lavinsky/Wikipedia, CC BY-SA 3.0. À droite : San Ping Jiang/Electrochem. Energy Rev.

De minuscules aimants en spirale

Les matériaux multiferroïques magnéto-électriques possèdent des propriétés électriques et magnétiques particulières : ils combinent la ferroélectricité (caractérisée par une polarisation électrique nette) et des propriétés magnétiques (provenant des moments magnétiques de leurs atomes, qui dépendent à leur tour des états quantiques des électrons). Dans certains matériaux multiferroïques, les propriétés électriques et magnétiques sont fortement liées (les scientifiques disent qu’elles sont « couplées »). Un exemple typique est l’ordre magnétique spiral : les moments magnétiques des atomes voisins s’organisent selon un motif en spirale, qui à son tour est capable de créer des dipôles électriques.

Diagram comparing magnetic moment arrangements. Left: ferromagnetism shown with all red arrows pointing upward, and collinear antiferromagnetism with alternating red up and blue down arrows. Right: non-collinear (coplanar) antiferromagnets depicted as arrows arranged in a circular pattern, pointing in multiple directions.
Représentation schématique des arrangements possibles des moments magnétiques. Ils peuvent être agencés de manière colinéaire (tous alignés) ou en spirale (ils peuvent pointer dans différentes directions).
Image: Jiahao et al./Newton

Les ordres magnétiques et électriques couplés permettent d’agir sur les propriétés magnétiques à l’aide d’un champ électrique, et inversement, d’agir sur les propriétés électriques à l’aide d’un champ magnétique. En particulier, l’utilisation d’un champ électrique pour agir sur l’ordre magnétique – par exemple, pour changer l’état d’un bit dans un dispositif de stockage de données – est beaucoup moins énergivore que l’utilisation d’un champ magnétique, or c’est avec cette seconde option couteuse en énergie que fonctionnent de nombreux appareils électroniques actuels. De plus, de tels matériaux sont généralement moins volatils (moins perturbés par les champs magnétiques externes), ce qui accroît la stabilité de la mémoire. Les matériaux multiferroïques couplés sont donc des matériaux prometteurs pour les nouveaux dispositifs de stockage de données.

Les matériaux multiferroïques spiraux sont rares. En effet, de telles propriétés n’apparaissent qu’avec des configurations, des arrangements et des orientations très spécifiques des atomes dans un cristal. Dans la plupart des matériaux multiferroïques, cet ordre caractéristique ne se produit qu’à de très basses températures, généralement inférieures à 50 K. (soit -223°C). Pour atteindre de si basses températures, on utilise habituellement des liquides cryogéniques, tels que l’azote ou l’hélium liquides. Ces substances, gazeuses à température et pression ambiantes, deviennent liquides à des températures extrêmement basses où la plupart des matériaux sont solides. Pour les systèmes informatiques, cette contrainte est rédhibitoire. Qui voudrait submerger son PC dans de l’azote liquide pour l’utiliser ? Un enjeu majeur de la recherche est donc d’identifier des matériaux capables d’adopter un tel comportement à température ambiante, ou à des températures plus accessibles pour les équipements.

Rester « cool » à haute température

La pérovskite en couches YBaCuFeO₅ est un exemple peu commun aux propriétés magnétiques et électriques couplées à température ambiante et au-dessus. Elle est donc prometteuse pour diverses applications. Y est le symbole chimique de l’yttrium, un élément que vous ne connaissez peut-être pas. Pouvez-vous le trouver dans le tableau périodique ? L’yttrium est une terre rare (TR) difficile à obtenir, mais aux nombreuses utilisations critiques, notamment dans les smartphones. Le comportement multiferroïque de YBaCuFeO₅ avait été établi lors d’études précédentes par différentes équipes de recherche jusqu’à 350 K (environ 77°C). Cependant, la nature exacte de la structure magnétique n’était pas clairement connue, laissant l’origine de cet intrigant comportement magnéto-électrique inexpliquée.

Les théoriciens ont suggéré un mécanisme (appelé « ordre spiral par désordre ») qui pourrait expliquer la raison pour laquelle l’ordre magnétique spiral présumé était préservé à des températures étonnamment élevées. Il n’existait pourtant pas de données concluantes pour confirmer l’existence d’un ordre spiral dans ces matériaux ; un état de connaissance peu idéal pour développer des applications basées sur ce matériau ! Les résultats disponibles, [2] obtenus avec des échantillons polycristallins par des mesures de diffraction de neutrons sur poudre, étaient compatibles avec un ordre spiral, mais aussi avec d’autres types d’arrangements qui n’auraient pas produit de ferroélectricité. Une étude visant à démêler les différentes possibilités était nécessaire, et elle a été récemment réalisée avec succès par une équipe de scientifiques qui ont utilisé des neutrons pour explorer le matériau plus en détail. [1]

A vertical rectangle is delineated in grey, with a green oval at each corner, and a small white circle labelled Y half way down each long edge. Within the rectangle are a pair of pyramid structures with their points touching the square ends of the rectangle and their square faces pointing towards the centre of the rectangle with a gap between them. At each vertex is a red oval, and in the centre of each pyramid is an orange or blue sphere labelled Fe or Cu.
Structure du cristal de YBaCuFeO₅ déterminée à 10 K. Rouge = oxygène, vert = baryum, blanc = yttrium, bleu = cuivre, orange = fer.
Image issue de la Réf. [1]

Percer les mystères des pérovskites grâce aux neutrons

Les neutrons, avec les protons, forment le noyau des atomes. Les neutrons ont une charge électrique de 0 et un spin de 1/2. Le spin est une propriété intrinsèque des particules, au même titre que la masse ou la charge. C’est une forme de moment angulaire, qui décrit les propriétés d’un objet en rotation. Grâce à leur spin, les neutrons possèdent un moment magnétique – ils se comportent comme de minuscules aimants. Cette propriété est exploitée pour sonder la matière lors des expériences de diffusion de neutrons.

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Schéma d’un neutron (grande sphère verte) avec des lignes de champ magnétique (cercles gris) indiquant son moment magnétique. Les neutrons sont composés de trois quarks (petites sphères rouges et bleues), chacun ayant une charge et un spin qui contribuent à la charge (neutre) et au spin (flèche noire) du neutron.
© ILL

En complément d’autres outils de caractérisation de la matière, tels que les rayons X et la résonance magnétique nucléaire, la diffusion de neutrons apporte une contribution inestimable à notre compréhension des matériaux et des processus se déroulant à différentes échelles de temps et de taille. Les neutrons possèdent des propriétés uniques : ce sont comme de minuscules aimants (en raison de leur spin et de leur moment magnétique) qui interagissent avec les champs magnétiques générés par les électrons non appariés dans les matériaux. Ainsi, la diffusion de neutrons est un outil puissant pour étudier le comportement magnétique d’un échantillon de materiau au niveau atomique.

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Représentation schématique des principes généraux d’une expérience de diffusion de neutrons. Le faisceau de neutrons traverse d’abord divers dispositifs (rectangles) qui ajustent ses propriétés en fonction des objectifs de l’expérience, par exemple en sélectionnant des neutrons avec une énergie spécifique ou en les polarisant. Le faisceau de neutrons atteint ensuite l’échantillon, et des détecteurs mesurent la direction, et éventuellement d’autres propriétés, des neutrons diffusés, ce qui fournit des informations sur les propriétés de l’échantillon.
© ILL

ILL

Les expériences de cette étude ont été réalisées à l’Institut Laue-Langevin (ILL) à Grenoble (France). L’ILL est une installation européenne unique, qui fournit les faisceaux de neutrons les plus intenses au monde à plus de 40 instruments de diffusion de neutrons. Des scientifiques du monde entier viennent à l’ILL pour mener des expériences de pointe dans une variété de domaines scientifiques et technologiques.

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Instrument D9 de l’ILL. À gauche : le faisceau de neutrons arrive par la droite (après avoir traversé un monochromateur qui sélectionne les neutrons d’une énergie spécifique), le porte-échantillon est au centre, et le détecteur, à gauche, capte les neutrons diffusés par l’échantillon. À droite : un équipement spécifique est monté au-dessus du porte-échantillon pour effectuer des mesures à différentes températures.
© Laurent Thion/ILL

Pour distinguer les différentes structures magnétiques possibles suggérées par les résultats précédents, il a été nécessaire d’utiliser des techniques expérimentales capables de déterminer l’information magnétique avec une bien plus grande précision. Deux stratégies ont été essentielles pour y parvenir. La première a été de remplacer les échantillons de poudre polycristalline par des monocristaux de haute qualité – où existe un ordre à longue portée et où l’orientation des atomes et des plans est connue sur l’ensemble de l’échantillon. Bien que la diffraction neutronique sur des échantillons de poudre (polycristallins) permette une caractérisation structurale rapide, efficace et complète des matériaux, la diffraction sur monocristaux, malgré la nécessité d’échantillons plus grands (et difficiles à produire), est plus appropriée lorsque des informations très détaillées sont requises.

Différence entre les échantillons polycristallins (poudre) et monocristallins.
Image fournie par l’auteur.

La deuxième stratégie décisive fut l’utilisation de neutrons dits « polarisés » : tous leurs spins sont alignés dans la même direction. Ainsi, les chercheurs connaissent l’état de polarisation initial du faisceau de neutrons qui traverse l’échantillon. Ils observent également la polarisation des neutrons diffusés par l’échantillon. Après l’interaction des neutrons avec l’échantillon, leur polarisation change. En comparant les deux états, les chercheurs peuvent tirer des conclusions précises sur l’interaction des neutrons avec l’échantillon, et ainsi étudier les propriétés magnétiques du matériau.

En combinant ces deux stratégies et en réalisant des mesures détaillées (plusieurs instruments différents de l’ILL ont été nécessaires), l’équipe a pu déchiffrer la structure magnétique complexe de la perovskite en couche.

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Un exemple des données issues de la diffraction neutronique sur monocristal. Les axes horizontaux et verticaux représentent respectivement la température et la position dans le cristal, tandis que les couleurs décrivent la réponse magnétique sous forme de carte thermique. D’après la forme de la lecture magnétique, les scientifiques peuvent déterminer si le matériau présente un ordre spiralé à la température indiquée.
Image issue de la Réf. [1]

Leurs découvertes ont confirmé que l’ordre magnétique dans le cristal de YBaCuFeO5 est spiralé et que les propriétés électriques et magnétiques sont effectivement liées. Il est important de noter que ces connaissances s’appliquent également aux perovskites chez lesquelles un ordre similaire a été observé précédemment bien au-dessus de la température ambiante dans des échantillons en poudre.

De telles études sur les propriétés des matériaux et leur origine à un niveau fondamental sont essentielles pour le développement de matériaux destinés aux appareils numériques de pointe. Elles démontrent également la puissance des neutrons comme outil idéal pour comprendre les propriétés magnétiques à l’échelle nanométrique.

Remerciements

Les cristaux ont été cultivés et caractérisés à l’Institut de Ciència de Materials de Barcelona (ICMAB-CSIC, Espagne). Leur structure magnétique a ensuite été analysée de manière approfondie avec des neutrons à l’ILL en utilisant les instruments Orient Express, Cyclops, D9, D10 et D3. L’autrice de cet article remercie chaleureusement les scientifiques à l’origine de cette publication: Arnau Romaguera et José Luis García-Muñoz, de l’ICMAB-CSIC, ainsi que J. Alberto Rodríguez-Velamazán, Oscar Fabelo et Navid Qureshi, de l’ILL. Elle remercie tout particulièrement J.A. Rodríguez-Velamazán pour son aide et ses explications claires.


References

[1] Romaguera A et al. (2024) Evidence of high-temperature magnetic spiral in YBaCuFeO5 single-crystal by spherical neutron polarimetry. Communications Materials 5: 273. doi: 10.1038/s43246-024-00710-1

[2] Morin M et al. (2015) Incommensurate magnetic structure, Fe/Cu chemical disorder, and magnetic interactions in the high-temperature multiferroic YBaCuFeO. Physical Review B 91: 64408. doi: 10.1103/PhysRevB.91.064408

Resources

Institutions

Author(s)

Catarina Espirito Santo est responsable de la communication à l’ILL (Institut Laue-Langevin, France). Elle est titulaire d’un doctorat en physique des particules (obtenu en travaillant sur une expérience au CERN) et d’un Master en communication scientifique.

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