Une nouvelle piste de traitement du cancer Inspire article

Traduit par Nathalie Bisson. Joan Massagué a découvert des secrets qui peuvent sauver des vies. Expert dans le champ de la division cellulaire et de la dissémination des cellules cancéreuses, il figure parmi les 50 chercheurs les plus reconnus dans le domaine scientifique. Il s’entretient…

Qu’est ce qui vous a amené à faire des sciences?

Joan Massagué
Image reproduite avec l’aimable
autorisation de IRB Barcelona

La nature, et tout ce qu’on peut y trouver, m’ont toujours fasciné. Je me souviens du jour où nous avons étudié les ressources minérales à l’école primaire. La simple idée que du métal pouvait être extrait d’un minerai a été comme une révélation pour moi. J’étais sans doute curieux du fonctionnement de la nature, et j’ai eu la chance d’avoir des parents qui ont compris et cultivé ce penchant. Ils ont facilité et encouragé mes apprentissages – mais sans jamais me forcer. Je pense que ceci m’a insufflé un vrai désir d’en savoir plus sur de nombreuses choses. En plus de ma curiosité, les traditions familiales ont certainement joué un rôle. Je viens d’une famille de pharmaciens depuis trois générations : mon grand-père, mon oncle, mon père et ma mère étaient tous pharmaciens.

Tout naturellement, lorsqu’il a été temps de choisir ma voie à l’université, j’ai choisi la pharmacie. Mes études se passaient bien, et je franchissais chaque examen de passage. Cependant, c’est au cours de la 4ème année de ce cursus en 5 ans que je me suis aperçu que ma véritable passion était la biochimie. Il me semblait qu’elle donnait lieu à un bouillonnement d’idées. La structure de l’ADN avait été élucidée quelques années auparavant, et servait de pierre angulaire à de nombreux nouveaux concepts en biochimie. Des phénomènes comme l’action des hormones sur les cellules, et la possibilité de comprendre exactement leur nature et leur action, m’attiraient. Aussi ais-je décidé de bifurquer vers un doctorat de biochimie.

Ma thèse de doctorat traitait du métabolisme du glycogène et de son contrôle par l’insuline, une molécule impliquée dans le diabète. Un jour que le directeur du laboratoire me demandait :-« alors, que voulez-vous faire exactement ? », j’ai répliqué : -« trouver un traitement contre le diabète, bien sûr ». Il me dit alors que la réponse était intéressante, mais trop ambitieuse, que les maladies ne se guérissent pas en un jour, et qu’il trouverait un bon projet de recherche pour moi. Je me rappelle avoir hoché la tête et lui avoir donné une vague réponse, tandis qu’en mon for intérieur je pensais « mais ce que je veux vraiment, c’est trouver un traitement contre le diabète ».

De 1976 à 1979, mes travaux de thèse et mes premiers pas dans le monde de la recherche ont été judicieusement guidés par mon directeur de thèse, le professeur  Joan Guinovart. Au même moment, cependant, j’ai été le témoin des perspectives de carrière limitées que pouvait offrir la recherche publique  à cette époque en Espagne. Des décennies de négligence par le gouvernement, les maigres ressources financières et la médiocrité de l’encadrement avaient rendues les carrières scientifiques plutôt peu attractives. En 1979, je décidai donc de partir comme post-doctorant à l’Université de Brown (USA), convaincu que je finirai là mes années de recherche en sciences.

Je m’imaginais retourner en Espagne pour poursuivre ma carrière comme pharmacien ou travaillant dans l’industrie pharmaceutique locale. Une chose en entraîne une autre aux Etats-Unis, et au lieu de cela, après une période de travail postdoctoral très productive avec le professeur Michael Czech, je me suis retrouvé, en 1982,  à la tête d’une unité d’un laboratoire indépendant à l’université du Massachussetts. A ce moment, j’ai bifurqué de mes études sur le diabète vers des sujets sur la croissance cellulaire et tissulaire, qui relèvent davantage du cancer. En 1989, la chaire d’un département de recherche au « Memorial Sloan-Kettering Cancer Center » à New-York m’a été offerte, et j’y suis resté depuis.

Vos recherches récentes se concentrent sur le sujet des métastases – le processus par lequel une tumeur essaime d’un organe vers un autre – qui est responsable de 90% des morts par cancer. Comment cela se produit il?

Jusqu’à récemment, les métastases étaient considérées comme un processus si complexe que nous ne savions même pas par où commencer. Ces dernières années, cependant, nous avons commencé doucement mais sûrement à révéler ses secrets. Il était impossible de dire, par exemple, ce qui amenait une cellule cancéreuse à quitter un tissu et à adhérer à un autre. Nous savons maintenant, par exemple, que pour qu’elles forment des métastases, les cellules normales d’une tumeur doivent subir des changements génétiques, et aussi que les tissus que ces cellules pourront coloniser doivent avoir certaines caractéristiques qui favorisent l’invasion et la croissance des cellules tumorales. Beaucoup de gens ignorent, par exemple, que des cellules originaires d’une tumeur cancéreuse du sein ont tendance à coloniser les os, les poumons, le foie et le cerveau. Les tumeurs du colon, en revanche, forment habituellement des métastases dans le foie ou les poumons, mais rarement dans les os et le cerveau. Nous ne sommes pas seulement en train de découvrir les gènes qui permettent à ces migrations spécifiques d’avoir lieu, mais aussi de comprendre comment ce processus se déroule pas à pas.

Des travaux récents dans mon laboratoire, par exemple, montrent que l’activité combinée de 4 gènes permet aux cellules tumorales de s’échapper de leur habitat d’origine, et d’envahir un organe éloigné. C’est ce qui se passe quand une cellule d’une tumeur du sein forme des métastases dans les poumons. Mais ce qui est vrai pour un type de tumeur n’est pas forcément vrai pour un autre. Nous sommes maintenant en train d’étudier si les mêmes gènes sont impliqués, par exemple, dans les cellules des tumeurs du sein qui forment des métastases dans le cerveau ou les os. Si nous pouvons identifier et comprendre le rôle des gènes impliqués dans la propagation de différents types de cancers, nous avons espoir de pouvoir élaborer des médicaments qui désactiveront ces gènes et pourront ainsi stopper le processus.

Y-a-t’-il bon espoir qu’un traitement contre le cancer soit trouvé de votre vivant ? Comment peut-on y parvenir à votre avis?

J’ai beaucoup d’espoir. Les traitements du cancer ont connu des avancées incroyables ces dernières années et des traitements très efficaces existent aujourd’hui pour certains types de tumeurs. Grâce aux progrès de la recherche et des médicaments mis au point, certaines formes de leucémies chez les enfants, par exemple, parviennent à rémission dans 90% des cas, et les patients n’ont plus aucun signe ou symptôme de la maladie. Cependant, il reste beaucoup à faire. Nous avons besoin de découvrir de nouveaux traitements encore plus efficaces, mais moins toxiques et moins chers que ceux dont nous disposons.

Il est clair que les meilleures voies de recherche, celles qui peuvent nous apporter les résultats les plus spectaculaires, nécessiteront que des experts de différentes disciplines travaillent ensemble – et pour ceci nous avons besoin de meilleures structures et d’une coopération accrue. De nos jours, les recherches sur le cancer nécessitent des techniques d’imagerie sophistiquées, des rayons X de haute résolution, des compétences en génétique, sur la transcription de gènes, en informatique, en biologie moléculaire et cellulaire, sur l’expression des gènes et la biophysique, en plus de l’expertise médicale. Cette nouvelle culture qui intègre les aspects cliniques et des sciences expérimentales  crée de vraies opportunités d’une interaction productive. Les perspectives actuelles sont que d’ici 30 ans, nous en saurons assez sur les bases génétiques et biologiques du cancer pour espérer le maîtriser.

Comment les résultats expérimentaux passent-ils du laboratoire à l’hôpital et trouvent-ils une application auprès des patients cancéreux?

Les thérapies traditionnelles pour soigner le cancer, qui comprennent la chirurgie, la radio- et la chimio-thérapie, ont permis de faire de grands pas vers la réduction de la mortalité liée à de nombreux cancers. Mais ces stratégies avaient pour but d’enlever la tumeur solide, et ensuite de traiter les cellules voisines avec des radiations ou des médicaments pour éviter que la tumeur ne reprenne sa croissance. Souvent, l’objectif principal de cette approche est de contrôler la croissance de la tumeur principale, alors que le problème se situe aussi ailleurs – dans des tumeurs secondaires qui apparaissent dans d’autres parties du corps quand le cancer s’aggrave ou forme des métastases. Jusqu’à récemment, peu de travaux de recherches et de conception de médicaments se sont concentrés sur cet aspect. La connaissance des gènes qui sont impliqués dans la formation des métastases nous donne quelques bonnes cibles pour des actions médicamenteuses qui pourraient être efficaces.

Il est encore très tôt, cependant, et les prochaines étapes viseront à explorer ces possibilités. D’abord, des médicaments potentiels doivent être mis au point et testés au laboratoire, sur des cultures cellulaires et sur des modèles animaux. Une fois cette étape franchie, si ces médicaments se révèlent prometteurs, ils doivent franchir une série de tests cliniques – développés par des médecins- dans lesquels ils sont testés sur des groupes de patients cancéreux témoins pour évaluer leur efficacité et étudier leurs effets secondaires. C’est un processus très long, cependant, et sans garantie de succès. En général, seuls quelques uns de ces médicaments potentiels découverts en laboratoire atteignent le stade des essais cliniques, et cela peut prendre 15 ans pour que l’un d’eux soit validé. C’est un long chemin à parcourir, qui nécessite d’énormes investissements en terme de temps, d’efforts et de moyens financiers, mais qui est très gratifiant finalement quand nous arrivons à trouver un traitement qui sauve des vies.

Que voudriez-vous dire à une personne cancéreuse, ou à un proche d’un malade du cancer, qui connaît vos recherches et qui voudrait savoir quand un médicament sera disponible pour les aider?

C’est une question très difficile, et on me la pose souvent. Habituellement, j’explique à ces personnes qui me questionnent ainsi que je ne suis pas médecin, ni habilité à traiter des patients. Je travaille dans un laboratoire et m’intéresse plus en amont à la recherche sur des mécanismes impliqués dans le cancer, et non pas dans le développement des médicaments et leur application auprès des patients. La responsabilité des traitements, et des protocoles d’essais cliniques, relève des médecins dans les hôpitaux. Ce qui est sûr, néanmoins, c’est que pour battre le cancer, les scientifiques et les médecins doivent travailler en parfaite collaboration. C’est bien sûr extrêmement gratifiant lorsque nous faisons des découvertes qui peuvent aider les gens.

Vous avez quitté l’Espagne pour les USA et finalement le « Memorial Sloan-Kettering cancer Center »  il y a 28 ans. Actuellement, vous participez à la création d’un nouvel institut de biomédecine (IRB) dans votre ville natale, Barcelone. Pourquoi est-il si important de créer des ponts entre les recherches réalisées dans les différentes parties du monde?

Bien que mon laboratoire de recherche soit basé à New-York, Je collabore en permanence avec d’autres instituts au niveau local, national et international, et ceci inclut l’IRB de Barcelone.  C’est ainsi que la recherche doit se faire. Les scientifiques savent qu’ils ne peuvent pas travailler de manière isolée. Même s’ils sont excellents dans leurs travaux, ils ne pourront jamais transformer seuls leurs résultats de recherche fondamentale en applications médicales. L’idée est de combiner les compétences scientifiques, technologiques et médicales pour créer des structures intégrées de niveau international, qui peuvent travailler de concert avec d’autres structures similaires et des hôpitaux partout dans le monde, pour partager leurs connaissances et leurs compétences.

C’est une époque formidable pour travailler dans le domaine scientifique. Grâce à ce type de collaborations, les scientifiques ont aujourd’hui beaucoup d’opportunités pour passer du temps à travailler dans les laboratoires de différents pays. Le talent et la passion peuvent émerger partout. Certains membres de mon laboratoire viennent de grandes villes dotées d’universités célèbres (comme New-York, Los Angeles, Chicago, Santiago, Mexico, Toronto, Vienne, Munich, Rome, Madrid, Barcelone, Pékin, Calcutta, Tokyo et Istanbul), mais d’autres viennent de plus petites villes. L’un de mes étudiants a grandi dans une vallée reculée du Népal, dans l’Himalaya, un autre dans une petite île au large des côtes islandaises, un autre dans une petite ville du nord de la Grèce, et un autre dans une région rurale d’Argentine, par exemple. Avec une attitude positive et un peu de chance, les personnes de talents finissent toujours par faire leur chemin.

Concernant l’Espagne, la situation est fort heureusement très différente de celle qui existait quand je suis parti.  La nécessité de créer des instituts et des infrastructures pour la recherche, permettant aux scientifiques espagnols de produire un travail de bonne envergure, est beaucoup mieux reconnue par le gouvernement. L’Espagne a d’excellents chercheurs dans le domaine du cancer, qui ont obtenu de très bons résultats au niveau international. Néanmoins, leurs résultats scientifiques rencontrent des obstacles dans leur application pratique. Nous devons rechercher un moyen plus efficace de rassembler les 3 moyens que nous possédons pour combattre le cancer : la recherche fondamentale, clinique et pharmaceutique.

Une chose est certaine, cependant : la prochaine génération de scientifiques a de très bonnes chances de gagner la bataille contre le cancer. Notre travail est de nourrir les jeunes talents, et d’assurer à nos biologistes, généticiens, pharmaciens et médecins la formation et les moyens de remporter ce challenge. Mon conseil à de futurs scientifiques ? Faites vous connaître dans vos lycées et universités et discutez avec des étudiants diplômés ou d’autres scientifiques. Demandez leur comment ils ont commencé et s’ils connaissent des opportunités pour des gens comme vous. Prenez différents avis, et ensuite foncez!


Web References

Author(s)

Joan Massagué est Professeur et responsable du Programme de Biologie et de Génétique du Cancer au « Memorial Sloan-Kettering Cancer Center » à New-York, USA, et directeur adjoint de l’Institut de Recherche de Biomédecine à Barcelone, Espagne.

Review

Joan Massagué est un chercheur de renommée internationale reconnu et respecté. Il est fascinant de lire comment il est « entré en sciences ». Comme beaucoup d’autres scientifiques, il a eu l’ambition d’étudier d’autres sujets mais s’est découvert une passion dévorante en chemin!

Le Professeur Massagué espère que des thérapies visant à bloquer les gènes responsables du mécanisme de formation des métastases seront développées. En plus de fournir un aperçu des recherches actuelles, cette interview peut être utilisée de façons variées : comme exercice d’étude  de la langue, comme une amorce pour une recherche sur les leucémies et les tumeurs cancéreuses solides, pour comprendre les étapes du développement d’un médicament – de sa conception à son utilisation clinique-, ou comme point de départ d’un débat sur les politiques de recherche et de santé publique concernant le cancer.

Shelley Goodman, Royaume-Uni

License

CC-BY-NC-ND

Download

Download this article as a PDF